Illustres Inconnu.e.s
Quand la petite histoire éclaire la grande. Un parcours sonore grenoblois pour découvrir des personnages et des faits divers oubliés du récit historique.
Du Duc de Lesdiguière, dernier connétable de France, à Pierre Terrail de Bayard, le Chevalier Sans Peur Et Sans Reproches, d’Antoine Barnave à Jean-Joseph Mounier, des révolutionnaires républicains à la marche de Napoléon, du Parlement Dauphinois à l’Assemblée de Vizille, l’Histoire de France retient de grands noms attachés au territoire dauphinois et à Grenoble, et des faits historiques majeurs qui s’y sont déroulés, ont façonné l’identité de la nation.
Cette histoire officialisée par l’école, souvent édulcorée, parfois embellie fabrique notre mémoire collective, elle forge un destin commun à toutes les composantes du pays – c’est notre fameux roman national.
Nous prenons ici le parti de redécouvrir la petite histoire, et de mettre en perspective des événements oubliés de l’Histoire majuscule.
Au long d’un parcours pédestre situé au coeur de la vieille ville – l’hypercentre comme aiment l’appeler les grenoblois – nous réanimerons des protagonistes et des circonstances de faible intensité historique, qui permettent de comprendre ou de compléter les faits plus marquants relatés dans les manuels scolaires.
1/ Le procès du séminariste refoulé Antoine Berthet, condamné à mort pour sacrilège
Issu d’une famille pauvre du village de Brangues, dans le canton de Morestel, le jeune Antoine Berthet ambitionne de devenir prêtre, la seule voie sans doute qui lui aurait permis d’élever sa condition sociale en ce début du XVIIIe siècle. Instruit par le curé du village, il entre au petit séminaire puis devient précepteur des enfants du maire de Brangues, et tombe amoureux de leur mère Mme Michoud de la Tour. Ensuite exclu du grand séminaire de Belley, puis congédié de celui de Grenoble, il nourrit une haine et un projet de vengeance à l’égard de Mme Michoud. En 1827, il achète deux pistolets, se rend à l’église de Brangues, tire sur Mme Michoud en pleine messe avant de tourner le second pistolet contre lui. Aucun des deux ne mourra. Mais Bertet arrêté, emprisonné à Morestel, à Bourgoin puis à Grenoble sera jugé par la cour d’assises de Grenoble, condamné à mort pour sacrilège, et guillotiné Place Grenette.
L’histoire d’Antoine Berthet a inspiré à Stendhal la trame de son roman le plus célèbre “Le Rouge et le Noir”. Sous sa plume, Antoine Berthet est Julien Sorel, qui deviendra ainsi l’un des personnages les plus connus de la littérature française.
2/ Jean-Paul Didier et la Conspiration ratée du 4 mai 1816
Ami d’Antoine Barnave et Jean-Joseph Mounier, avocat de son état, habitant au n°8 de la rue Chenoise, Jean-Paul Didier est signataire de la délibération convoquant l’assemblée de Vizille, le 14 juillet 1788. Mais deux ans plus tard, en catholique fervent et royaliste assumé, il s’oppose à la condamnation de Louis XVI de qui il sollicite l’honneur d’assurer sa défense. Didier déménage à Lyon où il prend la tête d’une fronde contre-révolutionnaire et se bat contre l’armée de la Convention. Il se réfugie en Suisse, puis en Allemagne, obtient sa radiation des listes des émigrés puis s’installe à Paris où il fait fortune en ouvrant un cabinet d’affaires. En 1799, il publie une brochure favorable au retour des Bourbons, et trois ans plus tard, en publie une autre “De retour à la Religion”, favorable au premier consul. Il est alors doté d’une chaire à la toute nouvelle École de Droit de Grenoble et obtient la nomination de son fils en tant que Sous-Préfet de la ville. Spéculant dans une affaire de commerce de vin, il est démis de sa chaire à l’École de Droit en 1810. Il obtient une place de maître des requêtes au Conseil d’État et se fait remettre la Légion d’Honneur sous la Première Restauration (1814-1815). Il perd sa place sous la Seconde Restauration à raison de l’empressement qu’il avait eu à offrir ses services à Napoléon pendant les Cents Jours.
Dès lors, refoulé de tous les pouvoirs, il se jette dans la conspiration et les sociétés secrètes. Il devient l’un des 17 commissaires de “L’indépendance nationale” et prend la tête de la contestation sur la région. Il échoue dans un premier soulèvement à Lyon en janvier 1816. De là, il gagne Grenoble, réunit des paysans et des soldats déserteurs – 2 à 300, il les arme, et projette d’attaquer la ville dans la nuit du 4 au 5 mai 1816. Son complot est déjoué par le préfet de l’Isère (le comte Bertier de Sauvigny) et le général Donnadieu qui avaient été avertis, et l’armée en déroute se disperse. Didier s’enfuit dans la vallée de l’Arve, mais sa tête mise à prix, il est livré aux carabiniers sardes puis extradé, emprisonné à Grenoble, jugé coupable et guillotiné le 10 juin de la même année. 24 de ses partisans ont été fusillés sur l’Esplanade de la Porte de France la veille.
3/ La première machine à vapeur de Raymond et Guttin
Fondée en 1865 à l’apogée de l’industrie de la ganterie grenobloise, la société Raymond, Allègre et Guttin quitte ses premiers locaux de la rue de Bonne pour gagner le 18 de la rue Chenoise en 1868, y installant bureaux et magasin. La jeune société invente des agrafes en T qui rencontrent un succès rapide dans les chantiers locaux, puis les rivets à hélice qui ouvre le marché de la chaussure et de la maroquinerie.
Ce succès commercial est nécessairement accompagné d’un accroissement de la production alors que les locaux sont exigus. Après le départ de Allègre, Raymond et Guttin convoitent un nouvel atelier, sur le cours Berriat.
Mais avant d’obtenir de la préfecture l’autorisation d’y emménager, R & G installent rue Chenoise leur toute première machine à vapeur. Le local de 50m2 est exigu, les plafonds sont bas, en plus d’être inadapté cet atelier est surtout situé au RDC d’un immeuble d’habitation. La fumée de la chaudière est évacuée par un tuyau horizontal au travers d’une lucarne, et avec elle, des poussières noires de charbon, et parfois des cendres incandescentes peuvent enflammer la fumée chaude. Après plusieurs départs d’incendie depuis l’hiver précédent, les habitants du 18 et du 16 rue Chenoise pétitionnent et demandent au préfet d’interdire cette machine infernale qui met leur vie en danger.
Quelques semaines plus tard, la préfecture autorise les 2 associés à emménager au 133 cours Berriat.
Plus de 150 ans plus tard, l’entreprise devenue familiale est toujours là, florissante, employant quelques 5000 personnes, elle vend ses produits dans le monde entier. C’est l’un des fleurons de l’industrie française et l’un des plus gros employeurs en Rhône-Alpes.
Cette entreprise, c’est ARaymond.
4/ L’école mutualiste des frères Champollion
Le nom de Jean-François Champollion est connu dans le monde entier. Mais ce n’est pas l’histoire du déchiffrage des hiéroglyphes égyptiens que nous allons ici raconter. A Grenoble, rue Chenoise, Champollion Le Jeune et son frère aîné Jacques-Joseph, dit Figeac fondèrent la première école mutualiste de la ville. L’expérience dura 3 ans, de 1818 à 1821, date à laquelle Champollion préféra fuir la police grenobloise et gagner Paris – mais cela aussi est une autre histoire.
Jeune, Champollion était turbulent, suractif peut-être, peu concentré sur ses leçons, mais brillant et avec un goût prononcé pour les langues. Ses parents, pauvres et illettrés, n’eurent pas les moyens de lui trouver une éducation convenant à ses capacités intellectuelles. Et c’est son frère Jacques-Joseph qui s’est fait son précepteur, à distance, en entretenant une correspondance abondante avec son cadet pour en diriger les études, subvenir financièrement à ses besoins, ou lui trouver les instituteurs qui pourraient élever sa conscience et ses connaissances – à Figeac, à Grenoble, puis à Paris. 10 ans plus tard les Champollion créent les premières écoles mutualistes en France, sur le modèle de Lancaster, et révolutionnent l’enseignement en instaurant le tutorat des élèves les plus jeunes par leurs aînés dans une salle unique regroupant toutes les classes d’âge, avec un seul moniteur à sa tête, et en apportant des outils novateurs et bon marché, comme les ardoises, et les panneaux de lecture en remplacement de manuels individuels coûteux ou désuets.
5/ L’incroyable destin des cendres du Chevalier Bayard
En 1886, arrivé au terme de sa carrière, l’archiviste et historien de Grenoble Jean-Joseph Antoine Pilot de Thorey (dit Pilot père) publie une brochure qui remet méthodiquement en cause les conditions dans lesquelles les cendres présumées du Chevalier Bayard ont été transférées à la Collégiale Saint André en 1823, sous la houlette d’un préfet ultra-royaliste, le Baron d’Haussez. Les recherches testamentaires des familles Allemand et Le Bourchenu menées par Pilot tendent à démontrer dès cette époque que les ossements alors transférés à Grenoble ne peuvent pas être ceux de Pierre Terrail. Pilot – encore un habitant de la rue Chenoise – met clairement en cause la bonne foi du Baron Charles Lemercher de Longpré Haussez dans cette affaire. Ce dernier s’étend d’ailleurs fort peu sur cet épisode, que ses différentes biographies ne relatent pas.
“L’administration qui avait songé à une translation des restes du guerrier dauphinois n’avait d’autre mobile que celui de donner à la fête du 25 août, fête du Roi, plus d’animation et d’enthousiasme : que lui importait dès lors d’examiner la chose plus à fond? JJA Pilot”
6/ Le dernier acte malveillant du funeste Verderet, et le diagnostic étiologique qu’en fit le Dr Porte en 1900
Le Verderet est une rivière qui prend sa source sur les hauteurs d’Eybens, traverse Grenoble et se jette dans l’Isère après avoir longé les rues Très-Cloître et Chenoise. De longue date, ce ruisseau aujourd’hui enterré servait tout à la fois aux lavandières, aux peigneurs de chanvre et aux mégissiers, tout en recueillant les eaux usées, les immondices et les latrines. Il faut attendre le début du XXe siècle pour que les pouvoirs publics prennent les mesures d’hygiène qui s’imposent. En effet à l’hiver 1900, une épidémie de typhoïde frappe des dizaines de Grenoblois entre octobre et fin décembre. Le Dr Porte étudie minutieusement les registres d’entrée de l’hôpital et étudie la répartition géographique des malades. Il démontre que le foyer initial de l’épidémie est centré sur les rues Très-Cloître et Chenoise. En croisant les noms, les adresses et les dates d’entrée à l’hôpital il met au jour le schéma étiologique de la maladie et désigne le Verderet comme sa source primitive. Exposant le résultat de ses recherches à la Société de Médecine, celle-ci formule des recommandations qu’elle soumet à la Municipalité. Elle obtient la fermeture définitive du ruisseau quelques semaines plus tard, mettant ainsi fin à d’innombrables épidémies de fièvres inexpliquées par l’isolation de l’un de ses principaux vecteurs.
7/ Du traitement des immondices et latrines de Grenoble, ou comment la ville recycle et valorise ses déchets dans l’agriculture locale dès la fin du XVIIe siècle
Au début du XIXe siècle, l’état français commence à s’intéresser aux rapports ville-campagne et à l’enseignement des sciences de l’agriculture. Dans ce cadre, Berriat Saint-Prix publie en 1808 un mémoire sur le traitement des immondices à Grenoble, dont la pratique particulière et avant-gardiste remonte au moins à 1695, comme en atteste un Arrêt du Parlement de Grenoble du 6 septembre de cette année. Dès cette époque, les habitants sont tenus d’entreposer leurs déchets en tas, au pied du mur de leur habitation, le tout sous contrainte policière. Une convention passée avec la ville octroie l’exclusivité du ramassage des immondices aux cultivateurs de la plaine des Granges. Tous les matins, les “boueurs” envoyés par ces agriculteurs viennent ramasser ce raclun qu’ils valorisent à la ferme sous forme de compost. Ce fumier participe, selon les estimations de Berriat-Saint-Prix, à hauteur du tiers des engrais nécessaires pour alimenter l’ensemble de la ville.
8/ De Jacques Vaucanson, inventeur, ingénieur avant l’heure, comme grand-père du transhumanisme
Jacques Vaucanson a habité quelques années dans la maison du 8 rue Chenoise, comme en témoigne la plaque commémorative. Cet homme décrit comme un inventeur génial a passé sa vie à créer des automates, du célèbre “canard digérateur”, capable d’ingérer des grains de maïs, de les dissoudre puis de les rejeter, au “flûteur automate”, une sculpture animée d’un berger en taille réelle qui jouait 6 airs de flûte traversière préprogrammés grâce à un mécanisme complexe par lequel il soufflait de l’air par la bouche et bouchait les clefs de l’instrument de musique par ses doigts. Récemment, le philosophe canadien Jean-Claude Simard a revisité l’histoire de Vaucanson et vu en lui le père de la mécanisation de l’esprit (les ordinateurs) et de la vie (les robots). D’autres auteurs (Dard/Moatti) l’incluent clairement dans l’histoire du transhumanisme.
9/ Grenoble, berceau des sociétés mutualistes et des caisses de retraite ouvrière
10/ De l’affaire Poulain de Maisonville, du délit de fausse-information journalistique, et de l’interdiction de chanter la marseillaise en public
Le chant de guerre révolutionnaire que Rouget de Lisle a créé pour l’armée du Rhin a été intronisée chant national en 1795 par le Comité de salut public.
Si l’on risque, depuis 2003, jusqu’à 6 mois de prison en portant outrage à notre hymne national, il faut aussi rappeler que pendant 75 ans, de 1804 à 1879, il a été interdit en France de chanter la Marseillaise en public.
Dans un contexte national des plus tendus autour de la Garde Nationale Mobile, instaurée le 1er février 1868, l’Impartial Dauphinois voulait relater – ou démontrer – dans ces deux événements, le caractère politique des manifestations de La Mûre et de Grenoble, dans lesquelles la foule a chanté la Marseillaise et scandé des slogans à l’encontre de la Mobile.
Et cette affaire Poulin de Maisonville montre combien la corde est sensible. Plus de 70 témoins vont défiler à la barre, et dire au tribunal si oui ou non, ils ont entendu chanter la Marseillaise et crié “À bas la Mobile” le 14 mars 1868 à La Mûre, puis les 26 et 29 mars à Grenoble. Les prévenus sont Jules et Frédéric Poulin de Maisonville. Habitant Grenoble, journalistes, républicains, habitués des tribunaux impériaux, ils éditent et rédigent l’Impartial Dauphinois. Ils sont ici accusés d’avoir divulgué de fausses informations.
“Il y a délit de fausses nouvelles quand le récit, par des allégations positives contraires à la vérité des faits, et non par des appréciations plus ou moins exagérées, attribue à une manifestation un caractère politique tandis qu’elle a eu un caractère municipal.”
Cela ne pouvait plaire au pouvoir en place et le Tribunal Impérial de Grenoble les condamna chacun à 500Fr d’amende et 20 jours d’emprisonnement.
11/ L’immigration à Grenoble au XXe siècle, un modèle d’adaptation sociale, entre débrouille, entraide et optimisation immobilière
12/ Grenoble, un port fluvial bi-millénaire